Restaurer sereinement

Le patrimoine rural, une richesse locale - Cour-Cheverny
Le patrimoine rural, une richesse locale
Réunion intéressante le 7 octobre dernier à La Ferme aux hirondelles, au lieudit la Gaudinière à Cour-Cheverny, propriété d’Étienne Durth et de sa compagne Astrid, qui y avaient convié La Grenouille, sachant combien elle s’intéresse au patrimoine local au travers des nombreux articles publiés à ce sujet. 

Outre les propriétaires, étaient présents également Aurélien Deschamps, charpentier couvreur à Cour-Cheverny, deux représentants de l’association Maisons Paysannes de France, et quelques propriétaires de nos communes ou des environs qui, comme Étienne et Astrid, sont en cours de restauration de leur propriété ou s’y préparent... Une douzaine de personnes étaient ainsi réunies pour échanger sur le thème des travaux en cours (1), avec au programme : charpente, isolation, couverture. 

Le patrimoine rural, une richesse locale - Cour-Chevern
Partager une belle expérience
Belle occasion pour La Grenouille de s’instruire et de recueillir le témoignage d’Étienne à propos de ce projet de restauration, permettant de partager avec nos lecteurs une expérience comme bon nombre d’entre nous en connaissent ou en ont connu en restaurant ou en aménageant leur habitat, avec son lot de réussites et de difficultés… 

L’origine du projet
Étienne Durth : « Nous sommes installés ici depuis 3 ans. Désireux de vivre en zone rurale, en aménageant nous-même notre lieu de vie, et de créer des gîtes, ce domaine correspondait tout à fait à notre projet, et cela se confirme de jour en jour.
Nous partions de zéro ou presque du point de vue de nos connaissances et compétences en matière de construction, ou même de bricolage, mais ce projet nous enthousiasmait et nous portait… Pour le mener à bien, nous avons commencé à réfléchir, prospecter, rechercher des informations dans toutes les directions, sur internet ou ailleurs… Mais les informations qu’on peut recevoir, ou les conseils des amis et connaissances sont tellement nombreux qu’on finit par s’y perdre… »

La quête d’informations et les contacts salvateurs
E. D. : « Au fil de nos recherches, nous sommes entrés en contact avec l’ADIL 41 (2), puis avec Dorémi (3), et enfin avec l’architecte du CAUE (4)… qui nous a permis de faire la connaissance de l’association Maisons Paysannes de France (MPF) (5)
Nous nous sommes sentis soudainement beaucoup moins seuls !... C’était le bon moment pour nous, et l’association nous a permis de rendre notre projet beaucoup plus cohérent, de nous poser les bonnes questions, et surtout d’y trouver des réponses réalistes et adaptées… Réussir pleinement un projet de restauration implique de multiples paramètres : définition du projet, choix des matériaux et des techniques, documentation (normes, préconisations, etc.), recherches des artisans, organisation et planification du chantier, moyens matériels, et bien sûr les aspects budgétaires sur lesquels il faut comprendre ce qu’est un "bon prix"… Cela permet aussi de sortir des schémas classiques, comme par exemple pour les doublages… "il n’y a pas que la plaque de plâtre !"». 

Le patrimoine rural, une richesse locale - Cour-Chevern
Être accompagné
Créée en 1965, l’association MPF est présente dans chaque département français. Elle a accumulé une connaissance énorme concernant le patrimoine rural, et le réseau de ses adhérents permet une mise en relation locale très riche entre les différents acteurs : propriétaires, artisans, fournisseurs, collectivités, administrations, organismes compétents, etc. Les compétences, les expériences et les relations de chacun sont mises en commun, et permettent de trouver les solutions adaptées pour maîtriser les projets de rénovation, comme nous le précise Étienne.
E. D. : « L’association et son réseau local permettent de bénéficier d’aides multiples :
• réponses aux questions techniques, administratives et autres,
• avis et conseils, mise à disposition de documentations techniques, réglementaires, normatives,
• mise en relation avec les artisans compétents et aptes à répondre aux particularités du projet, avec une bonne connaissance des spécificités du patrimoine rural de la région,
• partages d’expérience et collaboration au sein d’un réseau avec d’autres porteurs de projet sous de multiples formes : mise en commun des moyens, achats groupés de matériaux, coordination pour par exemple mutualiser les approvisionnements ou l’évacuation des gravats, coups de main, travail en équipe. C’est un apport très important, qui donne au projet une tout autre physionomie, car tout devient plus simple et plus économique (en temps, en fatigue ou en argent dépensé…). Cela permet également de se conforter mutuellement dans ses choix et décisions : matériaux, techniques, etc., 
• des formations spécifiques sur les chantiers, comme pour le limousinage (6) auquel j’ai récemment participé ».

Soulignons également que cette démarche permet de repérer certains points clés, comme par exemple en matière d’isolation ou d’étanchéité, où des détails très techniques conditionnent l’efficacité du dispositif et donc la durabilité de la construction et le confort de ses habitants… 

Un projet mené pas à pas
Grâce à ce dispositif, et en schématisant, on a le sentiment que l’on peut ainsi passer du « projet galère » (on en bave !...) au « projet plaisir » (on se régale !…).
Le patrimoine rural, une richesse locale - Cour-Chevern

E. D. : « Nous avons d’abord suivi le conseil de l’association : vivre un an dans son habitation sans entamer de transformations et observer, réfléchir sur différents sujets : l’exposition des bâtiments, l’observation des ponts thermiques (indiqués par exemple par la vibration des toiles d’araignée !...), l’utilisation potentielle des différentes pièces, les circulations, tout en construisant petit à petit son projet et en réunissant les éléments pour le réaliser.
Sur la phase des travaux actuels (charpente, isolation, couverture), cette démarche nous a permis d’entrer en relation avec Aurélien Deschamps, charpentier couvreur à Cour- Cheverny et poseur en isolation thermique, avec qui nous travaillons de manière très complémentaire, comme c’est souvent le cas avec les artisans du réseau : le propriétaire se forme auprès de l’artisan, et travaille avec lui en fonction de ses compétences et de ses disponibilités. C’est une occasion extraordinaire d’apprendre des techniques de construction traditionnelle, avec la satisfaction de participer à la réalisation de son projet dans les règles de l’art et dans le respect de techniques traditionnelles locales, comme c’est le cas pour notre maison solognote…, et tout ceci dans une certaine sérénité car on se sent bien épaulé ». 

Le patrimoine rural, une richesse locale - Cour-Chevern
Une maison solognote, c’est-à-dire ?
En règle générale, c’est une maison sans cave, avec des fondations peu profondes, des murs en moellons de pierres calcaires liées au mortier chaux/sable, et comportant des maçonneries de briques et tuileaux (pour les cheminées par exemple), des éléments en matériau terre/paille, avec pour la charpente des chevrons filants posés sur l’arase des murs, sans sablière et, en toiture, des tuiles plates de pays.

Partager une expérience
Ce projet en cours de réalisation nous a paru intéressant à partager avec nos lecteurs, car il est riche d‘informations susceptibles de rendre bien des services à tous ceux qui ont des projets de construction, de restauration ou de rénovation… Bon courage à tous ! 

P. L.

(1) Chantier réalisé dans le cadre de la Fondation du patrimoine Centre-Val de Loire - www.fondation-patrimoine. org/fondation-du-patrimoine/centre-val-de-loire/ presentation
(2) ADIL 41 - Agence départementale d’information sur le logement – www.adil41.org
(3) Dorémi - entreprise de l’économie sociale et solidaire qui a pour but d’accélérer la rénovation performante des maisons individuelles - www.renovation-doremi.com
(4) CAUE - Fédération Nationale des Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement. Elle a vocation à conseiller les collectivités comme les particuliers. Centre de ressources, lieu de rencontres, d’échanges et de diffusion culturelle, le CAUE apporte une aide à la décision - www.fncaue.com
(5) MPF – Maisons paysannes de France – Association nationale qui a vocation à sensibiliser à la richesse du patrimoine rural, à agir pour que les interventions sur le bâti ancien soient faites avec respect et bon sens, à informer, à documenter et à accompagner pour échanger et partager les savoir-faire au travers d’un réseau d’entraide où chacun peut apporter sa contribution. MPF est également organisme de formation concernant les différents domaines du bâti ancien - www.maisons-paysannes.org
(6) Limousinage - Ouvrage de maçonnerie fait avec des moellons et du mortier.
(7) Voir « Cheverny & Cour-Cheverny en Loir-et-Cher... À la poursuite de notre histoire » - Éditions Oxygène Cheverny 2022 - page 141: « Les tuileries-briqueteries et fours à chaux de la commune de Cheverny".

La Grenouille n°62 - Janvier 2024

Du côté de Cheverny et Cour-Cheverny il y a quinze millions d'années

Promenons-nous dans la savane sud-blésoise avec Brachie, une jeune rhinocéros

Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années
Avertissement : cet article ne se veut pas constituer un exposé scientifique, il s’agit plutôt d’une fable qui s’appuie cependant en grande partie sur les résultats de recherches géologiques, paléontologiques et paléoclimatiques récentes. Aussi, toute ressemblance avec des animaux, des plantes, des paysages ou des événements existants ou ayant existé ne serait pas forcément fortuite au rythme des progrès des connaissances de la science..

Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années
Voilà 15 millions d’années, époque que les géologues appellent le Miocène moyen, les derniers dinosaures terrestres non aviaires (à l’exclusion de la lignée dont dérivent les oiseaux actuels) ont disparu depuis déjà près de 50 millions d’années, les continents voient le développement d’une faune extrêmement nombreuse et diversifiée de grands ou petits mammifères et d’oiseaux, mais les représentants de la lignée humaine ne sont encore que de petits singes arboricoles. Au coeur de la future Europe, les Alpes sont en plein soulèvement et provoquent d’importants mouvements de terrains. Le climat connaît un épisode de réchauffement particulièrement fort avec des alternances de saisons sèches et humides très contrastées. La fonte des calottes glaciaires aux pôles conjuguée à la dilatation thermique des océans entraîne une élévation de leur niveau de plusieurs dizaines de mètres. 

Aussi, une mer chaude et peu profonde, peuplée d’animaux exotiques (coraux, coquillages, requins...) connue sous le nom de mer des Faluns envahit l’actuelle région des Pays de la Loire et la partie occidentale de la région Centre- Val de Loire, si bien que les reliefs du Massif Armoricain deviennent temporairement une île. 

Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années
L’histoire de Brachie 
Brachie était une jeune rhinocéros. Elle n’avait pas encore atteint son troisième anniversaire mais pesait déjà près de 300 kg. Elle disposait encore de toutes ses petites dents de lait. Cependant, ses grosses molaires définitives d’adulte, avec leurs extrémités tranchantes comme des rasoirs qui commençaient à émerger de ses gencives, tout au fond de sa bouche, la faisaient terriblement souffrir lorsqu’elle broutait des végétaux ligneux un peu durs.
Assez courte sur pattes, comme tous ceux de sa famille, elle se sentait invincible avec sa peau cuirassée. Elle pensait qu’aucun prédateur n’oserait jamais s’attaquer à son troupeau. Pourtant, elle regrettait qu’une fois adulte, aucune pointe ne viendrait orner son joli naseau. En effet, dans la famille de Brachie, seuls les grands mâles pouvaient espérer se voir doter d’une belle corne au-dessus du mufle qui faisait craquer bien des dames rhinos. 
Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années
Brachie était rêveuse et aventureuse mais aussi un peu paresseuse. C’était le troisième printemps qu’elle passait en famille dans la région de Cheverny.
La première fois, voilà un peu plus de deux ans, elle venait juste de naître après un an et demi de gestation de sa génitrice et tétait encore sa maman.

Ah, c’était vraiment le bon temps, se souvenait Brachie, car à cette époque, elle n’avait pas encore besoin de parcourir les vastes plaines à la recherche de touffes d’herbe tendre, de feuilles, de branches d’arbustes, ou d’un point d’eau pour assouvir sa faim ou sa soif.
Au second printemps, elle était déjà sevrée, mais sa mère la surveillait attentivement du coin de l’oeil et veillait à ce qu’elle ne s’éloigne pas du troupeau et lui indiquait les herbages les plus gras.
Mais depuis quelques temps, après avoir appris qu’elle était à nouveau en gestation, maman Rhino semblait s’être complètement désintéressée de sa progéniture. Aussi, après avoir galopé toute la soirée et une partie de la nuit avec ses camarades de jeux, Brachie était tombée endormie comme une masse au petit matin au pied d’un grand cyprès qu’elle affectionnait particulièrement. À son réveil, le soleil était déjà haut dans le ciel et commençait à chauffer fortement son épaisse peau cuirassée. 
Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années
Elle s’aperçut qu’elle était seule au milieu de la savane. Elle ne voyait autour d’elle qu’une grande plaine sableuse au sol craquelé, parsemée de massifs d’herbes rases, ponctuée de menus bosquets d’arbres souvent rabougris et épineux. Elle ne se doutait pas qu’à deux pas de là, se dresseraient bien plus tard le majestueux château de Cheverny et celui de Troussay...

Elle avait grand faim. Allait-elle trouver seule ses 30 à 50 kg journaliers de nourriture et surtout ces délicieux bourgeons qu’elle aimait tant déguster en guise de dessert car ce début d’année était terriblement chaud et sec ?
Elle aperçut à l’horizon une grande forme animale qui soulevait de la poussière rouge en traînant des pattes. Brachie pensa tout d’abord qu’il s’agissait de sa mère qui la cherchait et elle se mit à galoper dans sa direction. Mais à l’approche de la bête, elle réalisa avec déception que c’était le vieux Mastodonte, dit « Papy Masto», bien connu pour sa sagesse et son savoir et qui semblait avoir bien du mal à se déplacer.
« As-tu vu ma maman, Papy Masto ? » demanda Brachie.
- Non, ma petite, elle a dû partir vers le nord avec tout le troupeau et beaucoup d’autres animaux herbivores pour rechercher de meilleurs pâturages, car comme tu le vois, l’herbe par ici est déjà toute sèche et bien rare pour
Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années
cette époque de l’année. De plus, nos mares sont presque complètement asséchées. C’est à cause du réchauffement climatique que connaît notre région depuis plusieurs décennies et qui s’accentue de plus en plus. De mémoire de Mastodonte, on n’a jamais connu ce type de phénomène aussi prononcé depuis près de 40 millions d’années. 
- Et toi, Papy Masto, tu es quand même resté ici sans suivre ta famille ?
- Hélas, Brachie, je suis si vieux et les belles pointes des quatre dernières molaires qui me restent sont si usées que je n’arrive pratiquement plus à m’alimenter. Je suis si faible et si fatigué que je sens bien que ma fin est proche et je n’ai plus ni la force ni le courage de quitter ma région natale. Tu sais, en plus, tout est détraqué et il paraît même que la mer qui est venue par l’ouest n’arrête pas de progresser vers chez nous. L’arrière-grand-père de mon grand-père disait que la mer des Faluns était en Touraine dans sa jeunesse et voilà qu’elle est maintenant arrivée tout près d’ici, au niveau de Contres et de Soings-en-Sologne. Va la voir, si tu veux, mais prends bien garde de ne pas aller te baigner dans ces eaux salées car il y a des monstres marins énormes qui hantent ces rivages et qui ne feraient assurément qu’une bouchée de toi.
- Crois-tu, vieux Masto, que ce grand réchauffement va s’accentuer et durer encore longtemps ?
- Non, Brachie, ma maman, qui était devin, chamane et cheffe du troupeau des Mastodontes a lu dans les entrailles d’un tapir que le climat commencera bientôt à se refroidir et que dans moins de 10 millions d’années, cette mer se sera entièrement retirée. Puis, un peu plus tard, le froid deviendra si fort que les sols de la région seront gelés toute l’année et seront même recouverts par une grosse couche de glace. Nos descendants seront dotés d’une épaisse toison de longs poils laineux pour mieux se protéger du froid. La famille des nouveaux Mastodontes perdra ses incisives inférieures mais ses défenses supérieures s’allongeront progressivement de génération en génération et pourront atteindre plus de quatre mètres de longueur. La vie ne sera vraiment pas facile pour notre peuple. Il sera sans cesse harcelé pour être mangé par un petit animal bagarreur, incapable de courir sur quatre pattes, sans griffe et disposant de dents minuscules. Cette espèce colonisera toute la Terre et même, paraît-il, la Lune ».
Brachie pensa que le vieux Masto commençait vraiment à perdre la boule et à raconter n’importe quoi mais poussée par sa curiosité naturelle, elle décida d’aller voir cette fameuse mer des Faluns en suivant la direction du soleil couchant.
En chemin, elle croisa un couple de dinothères. Il s’agissait d’animaux encore plus gros et plus grands que Papy Masto, disposant également d’une trompe mais plus courte que celle des Mastodontes. Le grand mâle, une bête énorme devait peser au moins dix tonnes. Sa mâchoire inférieure était étrangement équipée de deux défenses recourbées vers le bas certainement très pratiques pour arracher des racines ou des tubercules et repousser les éventuels prédateurs inconscients. Bien trop impressionnée par ces géants, les plus gros mammifères terrestres ayant jamais vécu à la surface de la terre, Brachie ne s’aventura pas à engager la conversation avec eux et arriva rapidement en bordure de la mer dont lui avait parlé Papy Masto.
En s’approchant tout près de l’eau, Brachie sentit quelque chose comme un gros galet un peu mou bouger entre ses pattes.
« Attention ! », lui cria la pierre, « tu vas écraser mes petits ». C’était une tortue qui cachait un chapelet d’oeufs tout frais pondus dans le sable doux.
« Pardon, madame la tortue », lui répondit Brachie, « je ne vous avais pas vue avec le soleil dans les yeux... 
- Ça va pour cette fois », lui répondit la tortue, « mais ne t’avise pas de recommencer, sinon je te mangerai la queue car je suis une tortue carnivore.
- Êtes-vous une tortue de Mer ou de Terre ? », reprit alors Brachie, histoire de changer de conversation.
« Un peu des deux », répondit la dame à carapace.
- « Et est-il vrai », ajouta Brachie, « qu’il y a des monstres énormes qui vivent dans cette mer qui paraît pourtant si belle, si chaude et si calme ? - Ah là là... Ces eaux salées grouillent incroyablement de vie... ». 

Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années

La faune marine
Désormais en confiance, notre tortue va faire rêver sa nouvelle amie en lui décrivant les « fonds enchanteurs » de cette mer si mystérieuse pour une jeune rhino. Et de se remémorer ses premières plongées, il y a 70 ans, des larmes plein les yeux (normalement, c’est pour éliminer l’excès de sel dans le sang).
« Sous cette surface aux eaux chaudes, peu profondes et transparentes, le spectacle est tour à tour paisible ou agité, parfois tourbillonnant, toujours captivant ! Tu pénètres dans un autre monde où les sons deviennent étranges... Sur ces fonds aux pentes douces, tantôt sableux tantôt rocheux, tu vas côtoyer et rencontrer de singulières créatures aux éclatantes palettes de couleurs et de formes : algues et autres plantes marines ondulant au gré des courants, buissons coralliens riches d’une fascinante diversité de vie, myriades de coquillages nacrés d’une beauté extraordinaire et aux ornementations parfois extravagantes, bancs de petits poissons resplendissants aux teintes "flashy" et aux dessins géométriques d’une infinie variété, virevoltant et s’enfuyant à la moindre ombre annonciatrice de la venue potentielle de terribles prédateurs tels requins, barracudas... aux dents acérées !

Chaque plongée est une aventure merveilleuse, magique et terrifiante : un banc de petits poissons-clowns vient virevolter en toute amitié autour de toi, puis quelques instants plus tard, tu frissonnes de peur et ton petit coeur s’accélère car un requin au sourire carnassier se rapproche peu à peu en une nage circulaire de plus en plus insistante... ». 

Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années
Revenons aux choses sérieuses
« Ce foisonnement de vie est certes de toute beauté, mais c’est également et surtout un formidable terrain de chasse pour notre espèce, car nous sommes de voraces carnassières friandes de coquillages, de crustacés et de petits poissons. 
- Que c’est beau... raconte encore...», trépigna Brachie, dans sa juvénile impatience !
« J’ai fait la liste de tous les animaux que l’on peut rencontrer en les classant et en leur donnant des noms scientifiques. J’ai recensé plus de 700 espèces de coquillages (mollusques) à deux valves (bivalves ou lamellibranches) : huîtres, coquilles Saint-Jacques, pétoncles, palourdes, praires, coques, amandes, cardites, arches... ou à une seule coquille (gastéropodes) : buccins, potamides, turritelles, cérithes, murex, fuseaux, natices, cônes, porcelaines, patelles... qui vivent, pour certains, plus ou moins enfouis dans le sable et qui agitent leurs siphons pour respirer et se nourrir en filtrant l’eau de mer. Les déplacements sont rares et brefs car synonymes de danger ! D’autres sont fixés sur des rochers ou sur de gros cailloux, comme les huîtres creuses ou plates... pardon les Crassostrea crassissima et les Ostrea edulis, comme disent les scientifiques… Quel charabia !
Ou encore des crustacés (crabes, araignées de mer, balanes... ), des oursins (sphériques ou plats), des étoiles de mer... des coraux, des bryozoaires (animaux de petite taille vivant en colonies fixées sur un support)..., des éponges, des poissons "osseux" : barracudas, daurades, sargues, labres, carangues ou encore poissons-chirurgiens, perroquets, globes, coffres, lunes, hérissons..., des poissons "cartilagineux" : requins et raies de toutes tailles, jusqu’aux imposantes mantas et même leurs cousins les poissons-scies..., des baleines, des cachalots, des dauphins, des phoques... des siréniens... 
Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années
- Je vais te faire saliver en te racontant mes parties de chasse et mes rencontres improbables - Ah ! pardon, tu es "végan"» ? tant pis pour toi. Mon menu à moi, je te le répète, c’est coquillages, crustacés et petits poissons. Pour les coquillages, c’est "fastoche" et le choix est vaste... Grâce à mon bec corné armé de deux plaques dentaires ultra-coupantes, aucune coquille ne me résiste. En entrée, des huîtres XXL fixées sur des rochers de "pierre dure" (1) ou sur de grosses "pierres de sable" (2) sculptées artistiquement par les courants.
En regardant plus attentivement le fond rocheux, je remarque un grand nombre de petits tubes qui semblent jaillir plus ou moins en rythme, de trous creusés dans la roche. C’est bien mystérieux ! En m’approchant encore plus près, je découvre que les cavités circulaires sont occupées par des coquillages bivalves appelés pholades ou "mangeuses de pierre", qui creusent la roche en tournant sur eux-mêmes pour s’y nicher et se protéger ainsi des prédateurs... Gamine, j’essayais de les déloger avec mes griffes situées au bout de mes pattes palmées... en vain !
Maman m’a montré comment repérer les traces des coquillages parfois enfouis dans le sédiment meuble... c’est beaucoup plus facile pour les attraper ; moi-même, j’utilise cette technique de l’enfouissement partiel dans le sable, pour varier mon menu en me saisissant des petits poissons qui passent à proximité... une détente de mon long cou et crac ! ni vu ni connu... c’est dans l’estomac !
Il y a aussi tous les escargots de mer qui se déplacent si lentement... trop facile...
Un peu plus loin, changement de décor, les fonds deviennent sableux et se couvrent peu à peu d’algues et de champs de posidonies (3). Des nuages de sable témoignent du déplacement inimitable et plein de grâce d’immenses coquilles Saint-Jacques, qui "claquent des valves" pour se propulser en marche arrière... Oh ! les jolis cônes aux coquilles tatouées de signes cabalistiques (en fait, des tenues de camouflage), lançant leurs harpons au poison mortel pour immobiliser leurs proies... Même pas peur, car comme toi, je suis caparaçonnée grâce à mon armure naturelle.
Je me régale aussi de petits crabes et autres araignées de mer, qui ne courent pas assez vite pour m’échapper et je fais également des orgies d’oursins plats qui vivent en colonies, tantôt à demi enfouis dans les fonds sableux, tantôt se redressant presque à la verticale en fonction de la houle (4). Quel régal !
- Tu es cruelle », pleurnicha Brachie.
« C’est la vie : "manger ou être mangée", telle est la loi de la nature !
- Mais tu t’attaques à plus petit que toi... N’as-tu pas peur de servir de proie à ton tour ?
- Hélas, si... dès ma naissance, je dois me méfier en permanence. À peine éclose de l’oeuf, je suis la proie des oiseaux, des crabes et des petits mammifères et si je parviens à rejoindre l’onde protectrice, d’autres dangers me guettent. Malgré la formation de ma solide armure, des requins peuvent broyer ma carapace grâce à la terrible pression de leurs mâchoires garnies d’une multitude de dents aiguisées.
- Brrr! j’en frissonne... ».

Les siréniens
« Dis-moi, pour m’endormir, maman me chantonnait l’histoire d’étranges animaux marins aux corps fuselés et à la voix mélodieuse et envoûtante... les as-tu déjà rencontrés ? Ce n’est pas avec leurs "couinements grinçants" qu’ils peuvent charmer qui que ce soit. Fadaises et billevesées... Et pour le corps fuselé, il faut être particulièrement myope pour dire une chose pareille ! Nous les appelons les "vaches de mer", car elles passent leurs temps à brouter les "prairies marines" constituées d’algues et de posidonies... remontant de temps en temps à la surface pour reprendre leur respiration. Je fréquente souvent ces herbiers pour faire mon marché, car de nombreuses espèces comestibles s’y cachent et s’y reproduisent. Elles font partie des siréniens qui sont d’anciennes cousines des proboscidiens (5) dont les ancêtres se sont petit à petit adaptés au milieu marin. Elles se propulsent avec leurs membres antérieurs transformés en pagaies (les membres postérieurs ayant disparus) et en faisant onduler verticalement leur large nageoire caudale (ronde pour le lamantin, en V pour le dugong). Avec des narines situées au bout de leur museau, elles sont quasi invisibles quand elles font surface pour remplir leurs poumons (en moyenne, toutes les vingt minutes) et possèdent de grosses lèvres supérieures (une sorte de mini-trompe) pour sélectionner et prélever leur nourriture. Pour mastiquer les coriaces végétaux, elles sont pourvues de grosses molaires qui poussent en continu... les dents les plus jeunes poussant les plus vieilles vers l’avant jusqu’à ce qu’elles tombent, c’est très pratique !
Les siréniens sont très souvent accompagnés de jeunes poissons-pilotes à la livrée jaune et noire, qui trouvent à la fois protection et nourriture, picorant au passage les petits organismes soulevés par leurs coéquipières fouillant le sable pour déterrer les rhizomes des plantes aquatiques. Ces brouteuses sont de véritables aspirateurs à algues, laissant derrière elles de longs et sinueux sillons sableux... Là où elles passent, la végétation trépasse ! Ce corpulent mammifère peut atteindre quatre mètres de long et peser 900 kg ». 

La séquence « grands frissons ! » 
Je vaquais tranquillement à mes occupations habituelles (me remplir la panse)... quand tout à coup, une ombre gigantesque me cache le soleil... Ouf ! ce n’est qu’une raie manta qui plane lentement au-dessus des fonds marins. Plus de cinq mètres d’envergure quand même, une queue plus longue que le corps, capable d’accélérations fulgurantes ou de jaillir brutalement des flots... gare aux éclaboussures, lors de l’amerrissage, la bouche grande ouverte pour filtrer le plancton ; d’autres raies, plus petites et plus discrètes se nourrissent de coquillages et de crustacés qu’elles vont broyer avec leur palais dentaire renforcé de plaques ! Ce sont de bonnes copines de chasse, mais attention, certaines possèdent au bout de la queue un aiguillon venimeux rechargeable et leur peau est recouverte de denticules en forme d’épines ou de tubercules. De temps en temps, j’aperçois un poisson-scie qui fouille le sable avec son long rostre (6)... Pas de problème, il y a à manger pour tout le monde.
Parfois, surgissant de nulle part, me voici en un instant entouré par une bande de "petits" requins... je sais bien qu’ils font partie du paysage, mais à chaque fois c’est un sacré choc... Attention de ne pas servir de casse-croûte à mon tour... la parade : vite me cacher au fond parmi les cailloux ou les algues pour passer inaperçue !
Attention également aux courants qui peuvent m’entraîner vers le large, car c’est le domaine des monstres géants... Brève émersion périscopique (c’est pratique d’avoir un long cou) pour repérer les ailerons triangulaires des gigantesques squales... ouf ! je n’aperçois que le "souffle" puissant des baleines et les cabrioles d’une famille de dauphins !
Parmi les rencontres improbables, il m’est arrivé de croiser l’énorme et étrange "poissonlune ou môle" aux formes très inhabituelles : tout plat, aussi haut que large, sans queue, pouvant peser plus d’une tonne (record du monde chez les poissons osseux !) et ne mangeant que des méduses ... pouah ! aucun goût, ce n’est que de la flotte. Non merci, pas pour moi !
- Justement en parlant de monstres marins... », l’interrompit Brachie. « Papa, quand je n’étais pas sage, me menaçait du géant terrifiant de cette mer, qu’il appelait "grande bouche aux grandes dents"... tu l’as rencontré lui aussi ?
- Tu veux parler du Mégalodon ? Le gigantesque requin, maître des mers et tueur solitaire... qui tolère seulement quelques petits poissons nettoyeurs (les rémoras), collés sous son ventre grâce à une sorte de ventouse située sur sa tête... Je me souviens qu’un jour, le soleil sembla disparaître, caché par un monstre marin immense, deux mâchoires semblèrent jaillir d’un gouffre béant (en fait la gueule du géant) hérissées de plusieurs centaines de dents aiguisées comme des poignards... et en un instant le paisible lamantin qui paissait à côté de moi disparut dans un nuage de sang..., un coup de queue magistral me projeta contre un rocher, me laissant toute étourdie...
Revenant à moi, j’entraperçus un immense aileron noir qui se dirigeait vers le large... quelle frayeur !
Pour te donner une idée des dimensions de la bête, ton Papy Masto est microscopique par rapport à mon « Meg » aux mensurations incroyables : une longueur de 15 à 20 m, un poids de 60 à 80 tonnes et des dents tranchantes aux bords dentelés par centaines, sur plusieurs rangées et à renouvellement constant ». 

À noter : dans les dépôts faluniens, on retrouve de nombreux ossements du squelette dense de ce sirénien (il agit comme un lest pour lui permettre de rester facilement au fond, à brouter tranquillement, sans dépenser trop d’énergie), surtout des côtes, avec des traces de morsures visibles sur certains suite aux attaques des grands requins ou des cachalots. 

Brachie se mit à rêver de posséder des branchies pour suivre sa copine, dans ce monde tout à la fois attirant et effrayant. Son amie tortue a l’avantage d’être bi et même tri, allusion à son mode respiratoire (poumons, peau et pseudo-branchies). 

Certes, les rhinos sont capables de faire quelques brasses pour traverser des rivières et adorent patauger dans les marécages pour brouter les plantes aquatiques, mais ils préfèrent la terre ferme. 

« Merci infiniment, madame la tortue, pour m’avoir fait découvrir le monde de la mer ».

Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années
Revenons sur terre
La tête remplie des beautés du paysage marin, Brachie décida de retourner vers son grand Cyprès. Mais soudain, chemin faisant, elle sentit la terre vibrer sous ses pattes. Jamais elle n’avait éprouvé un tremblement aussi fort. De plus, un bruit sourd résonnait dans ses courtes oreilles et elle aperçut au loin un gigantesque nuage de poussière qui obscurcissait presque le ciel et semblait venir très rapidement dans sa direction.
Elle pensa tout d’abord qu’il s’agissait d’une grande tornade orageuse qui arrivait, comme elle en avait déjà connue l’année passée en prémices à la saison des pluies. Mais elle ne voyait pas d’éclair dans le ciel et l’air n’avait pas cette odeur électrique si caractéristique (chacun sait que les rhinocéros ont un odorat extrêmement développé).
Le sol tremblait et grondait de plus en plus fort et d’un seul coup, elle réalisa que ce grand nuage de couleur rouille qui commençait à l’envelopper était vivant.
C’était un spectacle extraordinaire. Elle se trouvait maintenant au beau milieu d’un immense troupeau qui courait droit devant. Le martèlement des sabots sur les sols desséchés faisait bruyamment vibrer le sol. Presque collées les unes contre les autres, les bêtes la frôlaient parfois par la droite, parfois par la gauche, d’autres faisaient des bonds si haut en arrivant sur Brachie qu’elles sautaient gracieusement au-dessus d’elle sans pratiquement la toucher. Mais certains animaux la percutaient, heureusement sans lui faire bien mal compte-tenu de sa masse corporelle et de sa cuirasse, mais la peur d’une rencontre plus brutale incita Brachie à se mettre aussi à courir au milieu de la foule animale et dans la même direction que cet immense troupeau.
Il lui sembla que cette course effrénée durait depuis des heures, jusqu’au moment où l’en- Dents de diverses espèces de requins. Dent de mégalodon. Amphicyon (Chien-ours) www.lagrenouillevoixdecheverny.blogspot.fr 18 semble des bêtes s’arrêta net, comme bloqué par un obstacle. Il était temps, la petite rhino était vraiment à bout de souffle, du sable plein les yeux et le museau, la langue desséchée.
Au fur et à mesure que le nuage de poussière s’éclaircissait, elle put commencer à observer les animaux qu’elle avait accompagnés. Ils étaient des milliers. Il s’agissait surtout de cervidés graciles d’une taille voisine de nos chevreuils solognots. Chez certaines espèces, les mâles, comme les femelles, portaient des petits bois à deux branches qui ornaient gracieusement le dessus de leur tête, d’autres non. D’autres encore disposaient de grandes canines à la mâchoire supérieure que l’on appelle dents de sabre. Mais il y avait aussi, en moindre nombre, des sortes de zèbres qui dominaient légèrement par leur taille le reste des herbivores. Le troupeau comprenait aussi plusieurs espèces d’animaux de la famille des Suidés (sangliers ou phacochères...), des tapirs, et même des girafes bien reconnaissables à leurs cornes si originales mais qui, à l’époque, étaient également de petite taille avec un cou très peu allongé. Brachie comprit que tout ce bestiaire s’était arrêté soudainement de courir pour se restaurer et surtout s’abreuver car ils étaient arrivés dans une large vallée verdoyante et marécageuse, au bord d’un grand fleuve tumultueux qui charriait une eau brune et particulièrement boueuse. Comme elle n’avait rien bu de la journée, Brachie avait si soif qu’elle s’approcha du cours d’eau pour se désaltérer. En remontant sur la berge, elle tomba nez à nez avec un animal qu’elle n’avait encore jamais vu en plaine. C’était une espèce de gros rat à la fourrure fauve avec un nez un peu retroussé, des petits yeux très noirs, de grandes dents jaunes coupantes comme des rasoirs, des pattes palmées et surtout, une large queue plate couverte d’écailles.
- « Quel genre d’animal es-tu donc ? », lui demanda Brachie.« Es-tu un mammifère à écailles ou un poisson à poils ?
- Ça ne se voit pas, ballotte ? Je suis un castor. Ma famille habite sur les berges de ce grand fleuve depuis de très nombreuses générations et encore pour des millions d’années, j’espère ». 

Le fleuve est très poissonneux
« On peut y rencontrer des carpes, des tanches, des poissons chats, et même des barracudas, sans oublier naturellement des tortues. Et puis, c’est un vrai bonheur que d’admirer une multitude de beaux oiseaux comme les grands échassiers qui guettent les poissons mais surtout aussi les serpents, les lézards ou les grenouilles qui vivent au bord du fleuve. J’ai également des amies loutres qui sont très joueuses dans l’eau. Mais il convient surtout de se méfier des crocodiles qui sont très malins et très méchants. Tu verras demain, lorsque le troupeau traversera le fleuve, ils se cachent dans les roseaux pour guetter les proies les plus faciles à attraper ».

Sa soif enfin apaisée, Brachie remonta encore un peu plus haut dans la vallée et rencontra une jolie demoiselle zèbre dont les yeux étaient ornés d’une grande et belle paire de cils qui lui donnait l’air d’être toute fraîchement maquillée.
- « Mais pourquoi diable courez-vous comme cela ? », lui demanda-t-elle.
« En fait, on ne sait pas trop », répondit l’équidé, « c’est notre instinct qui nous pousse et c’est tous les ans la même chose. En fin de printemps, lorsque l’on constate que nos pâturages ne sont plus assez gras pour nourrir nos familles, nous partons du sud, d’abord en petits groupes et on remonte vers le nord, tantôt en marchant, tantôt en courant, à la recherche d’herbages encore verts en suivant les nuées orageuses. Au fur et à mesure de notre course, d’autres familles d’herbivores, aussi en quête de nourriture, se mettent à courir à nos côtés et viennent grossir la troupe. Au bout de plusieurs semaines, nous sommes des milliers à galoper tous ensemble. Nous devons absolument franchir ici le fleuve qui constitue la plus grosse difficulté de notre parcours pour aller rechercher les belles pâtures du plateau de Beauce, et jusqu’aux confins du Perche. Puis, à l’automne, nous redescendons vers le sud en sens inverse en réalisant une grande boucle et en franchissant à nouveau le grand fleuve à la hauteur de Beaugency pour retourner enfin vers nos terrains d’hivernage.

- C’est vraiment un long voyage ! », s’exclama Brachie.
« Oui ! », répondit le zèbre. « Au total plusieurs milliers de kilomètres, mais il n’est pas sans risque. Notre groupe est suivi en permanence par des grands prédateurs qui guettent les animaux les plus faibles ou les plus fatigables comme, par exemple, nos petits qui naissent au cours de notre transhumance ou les herbivores les plus âgés qui restent à la traîne et qui sont des proies faciles pour les carnivores féroces qui chassent en meute. Les plus dangereux de tous sont les chiensours qui peuvent atteindre 200 kg et disposent de grosses mâchoires capables de briser la nuque de n’importe lequel d’entre nous d’un seul coup de gueule ».
Au petit matin, l’immense troupeau avait encore grossi car d’autres espèces animales, moins rapides que les équidés ou les cervidés mais plus endurantes, comme les rhinocéros, les mastodontes ou les dinothères, l’avaient rejoint pendant la nuit. Heureusement que ces derniers se nourrissaient plutôt de feuilles ou de branches d’arbre car la verte prairie de la veille avait déjà presque entièrement été broutée ou piétinée pendant la nuit.

Dès le soleil levé, l’ensemble des bêtes se regroupa au bord du fleuve pour tenter de le traverser. Les eaux étaient encore plus tumultueuses et boueuses que la veille et les rives étaient très glissantes du fait du piétinement répété des animaux qui étaient venus s’abreuver. La première rangée de bêtes sembla un court moment hésiter mais la seconde ligne ne leur laissa pas bien longtemps le choix. En avançant en rangs serrés, les seconds obligèrent les premiers à entrer un peu plus loin dans l’eau jusqu’au moment où, perdant pied, ils furent obligés à se mettre à nager pour tenter de gagner l’autre rive.

La plupart des herbivores sont en général d’assez bons nageurs et la majorité d’entre eux arriva de l’autre côté du fleuve sans encombre mais ils étaient tellement nombreux que certains, gênés par leurs voisins pour nager s’épuisaient autant à lutter contre le courant qu’à se frayer une voie en eau libre, jusqu’au moment où une lame d’eau ou un tourbillon plus fort que les autres les emportèrent par dizaines vers l’aval.
Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années

La dernière traversée
Brachie, qui était restée un peu en retrait, ne se rendit pas vraiment compte des drames qui se produisaient au milieu du fleuve. De fait, elle connut une fin tragique.
Elle entra sans méfiance dans la rivière au niveau d’une zone tellement piétinée par les animaux que les sédiments sur le fond du cours d’eau s’étaient transformés en sables mouvants. Au fur et à mesure qu’elle essayait de dégager une patte de la boue, les trois autres s’enfonçaient de plus en plus jusqu’au moment où, totalement immobilisée par la vase et rapidement submergée par les eaux, elle mourut noyée en quelques secondes.
Son cadavre resta plusieurs jours bloqué par les alluvions du fleuve et commença rapidement à se décomposer jusqu’à ce jour où en nageant à son niveau, un énorme crocodile lui enfonça ses grandes dents pointues à la base de l’échine. Le grand saurien lui arracha un gros morceau de bassin qu’il alla cacher sous une souche d’arbre immergée en attendant que les chairs continuent à se ramollir suffisamment à son goût pour pouvoir avaler la viande sans trop avoir à la mastiquer.

Ainsi se termina la vie de Brachie... mais pas tout à fait son histoire...
Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années

Bien sûr, cette histoire de migration saisonnière en masse de grands troupeaux d’herbivores, dont une partie aurait pu se noyer en essayant de franchir un fleuve que l’on pourrait assimiler à une pré-Loire, n’est qu’une supposition sans véritable preuve scientifique. Cependant, la quantité de restes fossiles de vertébrés qui ont été découverts dans le passé par les carriers ou les géologues dans les sables dit du Blésois et de l’Orléanais datés d’environ 15 millions d’années est si considérable, alors que la fossilisation d’un seul morceau d’os nécessite des conditions d’enfouissement très rapides et anaérobies (7) rarement réunies, qu’il convient de proposer des hypothèses pour expliquer ce phénomène de concentration d’ossements. Actuellement, en Tanzanie et au Kenya, dans la région du Serengeti, d’immenses troupeaux de gnous (une grande antilope africaine) constitués parfois de plus d’un million de ces ruminants et accompagnés par d’autres espèces herbivores comme des zèbres ou des gazelles, réalisent une boucle annuelle de transhumance de plusieurs milliers de kilomètres en suivant les pluies et les orages pour leur permettre de subvenir à leurs besoins alimentaires. L’un des obstacles naturels parmi les plus difficiles à franchir lors de ce parcours saisonnier est la rivière Mara. Les éthnologues estiment qu’à chacune des deux traversées annuelles du troupeau, entre 6 000 et 9 000 gnous se noient ou meurent piétinés par leurs congénères dans la rivière. Aussi, depuis certainement des centaines d’années, leurs cadavres sont charriés par les eaux et sont pour partie dévorés par les lions, les hyènes, les crocodiles ou autres charognards... On peut facilement imaginer qu’une partie de leurs ossements, enfouis et préservés dans les alluvions du cours d’eau se fossiliseront à terme et feront un jour la joie des paléontologues du futur... 
Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années

Dans les années 1850-1870, Paul de Vibraye, marquis de Cheverny (1809-1878), propriétaire du château, pratiqua des recherches paléontologiques et archéologiques. Il réalisa des fouilles, notamment sur les communes voisines de Cheverny. Il fut membre de l’Académie des Sciences et constitua une très importante collection de roches, minéraux, fossiles et artefacts (8) préhistoriques qu’il conserva et exposa de son vivant au château de Cheverny. Après son décès, ses collections furent cédées par ses héritiers au Musée de l’Homme et au Muséum d’histoire naturelle de Paris (9).
Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années

Paul de Vibraye se lia notamment d’amitié avec l’abbé Louis Alexis Bourgeois (1819- 1878), directeur du collège de Pontlevoy, dont les bâtiments appartenaient également à la famille du marquis, avec lequel il partagea les mêmes passions scientifiques.
L’abbé Bourgeois constitua également une très belle collection, riche de plus de 2 500 fossiles de vertébrés caractéristiques de la faune tropicale du Miocène moyen trouvés plus particulièrement dans les sablières et falunières du secteur de Thenay et de Pontlevoy.
Le bâtiment du collège qui abritait ses collections fut malheureusement incendié en juin 1940. Selon nos informations, une partie seulement des fossiles purent être récupérés par le personnel du Muséum de Paris qui avait été informé du sinistre.
Plus récemment, des fouilles ont également été réalisées, dans ces mêmes formations argilosableuses de la région Centre-Val de Loire en particulier par le Muséum de Paris, pour rechercher des restes de mammifères du Miocène.

Les auteurs : 
- François Maubert : géologie et paléontologie.
Ancien ingénieur géologue du BRGM, François Maubert est passionné par les vertébrés fossiles du Miocène moyen. Retraité, il est aujourd’hui conseiller scientifique des conservatoires d’espaces naturels de la région et du département. Photos de fossiles personnels issus de fouilles scientifiques.
- Yves Thisse : faune marine. Docteur en géologie et ancien ingénieur géologue du BRGM, Yves Thisse s’est ensuite tourné vers l’enseignement et a notamment été professeur des Sciences de la Vie et de la Terre au collège de Contres. Tombé tout petit dans les faluns, il participe depuis des décennies à la mise en valeur des anciennes carrières de Pontlevoy (CDPNE) et de Choussy (CEN 41). 

(1) Pierre dure : calcaire lacustre de Beauce (Pierre de Pontlevoy). 
(2) Pierre de sable : roche constituée de grains de sable agglomérés naturellement entre eux que l'on trouve dans les dépôts faluniens.
(3) Posidonies : plantes marines à fleurs que l’on retrouve en Méditerranée actuelle.
(4) Cette inclinaison variable permet de mieux récupérer les particules nutritives.
(5) Proboscidiens : animaux à trompes comme les éléphants.
(6) Rostre : prolongement antérieur rigide surmontant la tête de divers animaux.
(7) Anaérobies : qui peut se développer ou s'effectuer en absence totale d'air ou d'oxygène.
(8) Artefact : élément ou un objet façonné par l’être humain et découvert à l’occasion de fouilles archéologiques.
(9) Voir n° 57 de La Grenouille (octobre 2022) qui consacre un important mémoire à la vie et à l’oeuvre de Paul de Vibraye. 


Cheverny et Cour-Cheverny il y a 15 millions d'années

 La Grenouille n°61 - Octobre 2023

 

 

 

Les puits de Cheverny et Cour-Cheverny

Petits ouvrages d’art, grande utilité

L’eau : une richesse
Les puits de Cheverny et Cour-Cheverny
L’eau, si précieuse aujourd’hui, indispensable à toute vie sur terre, guida depuis toujours l’espèce humaine dans ses errances.

Tout d’abord, nos ancêtres préhistoriques s’installèrent au bord des lacs, des rivières voire même auprès de sources naturelles. Aujourd’hui, les homo-sapiens que nous sommes avons aussi installé nos hameaux, nos villages et nos villes près de ressources en eau significatives.
Cependant, la sédentarisation, corollaire du développement de l’agriculture, nous amena à un éloignement de plus en plus important de ces points d’eau naturels. Par ailleurs, étant plus regardants à la qualité de l’eau, nos proches ancêtres ont découvert qu’en creusant le sol sur quelques mètres, voire quelques dizaines de mètres, on pouvait y trouver de l’eau. Celleci était souvent bien plus propre que celle des rivières et autres points d’eau sus-nommés (les polluants n’étaient pas encore utilisés…).
L’ère des puisatiers était venue
Armés de la baguette de noisetier, de la tringle métallique ou du simple « pifomètre de précision », ces spécialistes désignaient l’emplacement idéal et parfois même la profondeur où on était susceptible de trouver le précieux liquide. On a creusé à tour de bras, il s’agissait d’un travail pénible et dangereux. Dans certaines régions, il fallait percer la roche pour accéder à une nappe significative. De ce fait, et vu le coût de ces ouvrages, souvent un seul puits était creusé pour un hameau entier (puits communal, financé par la communauté). Dans d’autres cas, il s’agissait d’un puits partagé entre quelques maisons. Enfin, certaines maisons isolées bénéficiaient d’un puits personnel.
Les puits de Cheverny et Cour-Cheverny

Des ouvrages d’art à part entière
On trouve dans la plupart des châteaux des puits imposants ; de par leur profondeur, leur débit, la taille de la margelle ou l’importance de la maçonnerie de protection. Mais des puits plus modestes présentent aussi des systèmes de protection maçonnés, parfois sophistiqués, ressemblant à une vraie petite maison équipée d’une porte. Une grille métallique ou en bois en interdit l’accès prévenant les risques de chutes accidentelles d’êtres humains ou d’animaux (oiseaux, chien ou le chat de la voisine…) et déchets de toute nature.
Les systèmes de puisage de l’eau sont souvent identiques, il s’agit la plupart du temps d’un treuil mis en mouvement par une manivelle, parfois double. Une chaîne ou un câble remonte un seau en zinc en s’enroulant sur un touret de bois. Celui-ci est souvent constitué d’un petit tronc de chêne de 15 à 20 cm de diamètre. Un autre système plus archaïque consistait à remonter le seau en faisant passer la chaîne ou la corde par une poulie, parfois en bois, parfois en métal. Dans ce cas, la force physique était plus sollicitée. Certaines protections ne présentent qu’un simple toit de zinc posé sur une armature métallique qui supporte également le treuil. Dans ces cas, une tôle amovible en guise de couvercle obstrue l’ouverture du puits en reposant sur la margelle. Ce couvercle est parfois sécurisé par un système permettant la pose d’un cadenas.
Les puits de Cheverny et Cour-Cheverny
Certains puits ne sont plus utilisés mais demeurent en décoration ou en témoignage d’une époque révolue, d’autres sont équipés d’une pompe immergée, souvent utilisés pour l’arrosage, d’autres encore avaient été transformés, puis équipés d’une pompe à balancier avec système à double clapet.

La corvée de l’eau
Ces puits sont encore bien présents sur nos deux communes, parfois visibles du domaine public, parfois discrets, cachés au fond d’une cour, ou accolés à un bâtiment. C’était souvent une corvée que d’aller puiser quelques seaux d’eau au puits, surtout lorsqu’il était assez éloigné de la maison.
Je dois relater ici une anecdote qui m’avait marqué alors que j’étais enfant : « En vacances pour quelques jours chez mon oncle, alors que je l’accompagnais au puits pour la corvée d’eau, je le revois encore laissant descendre le seau dans ce puits si profond qu’on ne voyait pas l’eau. La descente du seau se faisait alors par gravité, sans tourner la manivelle. Cependant, afin de contrôler la vitesse de descente du seau qui augmentait avec le poids de la chaîne, mon oncle appuyait de sa grosse main calleuse sur le bois du treuil. Ce geste, il l’avait répété si souvent, que l’emplacement du ’’frein’’ en était devenu tout lisse et patiné ».
Les puits de Cheverny et Cour-Cheverny
Aujourd’hui, les adductions d’eau potable distribuent cet élément indispensable dans chaque maison (ou presque) et cela paraît normal à tout un chacun. Cependant, qu’il nous soit permis de méditer quand nous voyons des peuplades sahéliennes où les femmes parcourent plusieurs kilomètres pour ramener quelques bidons d’eau jaunâtre dans leur foyer. Nous réalisons alors à quel point la nature nous a gâtés et qu’il est grand temps de s’en préoccuper. En ces temps de restriction, où le climat balbutie, la présence de ces puits pourrait devenir une richesse, ou tout au moins un appoint à nos besoins en eau.

De l’eau en sous-sol, un autre liquide en surface
Les puits de Cheverny et Cour-Cheverny
Par ailleurs, nous réalisons combien nous sommes privilégiés sur nos deux communes. En effet, si l’eau qui alimente nos puits coule en profondeur, en surface, la vigne très présente aussi, va puiser par ses profondes racines les éléments indispensables à sa vie. Alors, ses fruits, transformés par l’art du vigneron deviendront un autre breuvage (à consommer avec modération) qui a pour nom : Gamay, Pinot, Sauvignon ou Romorantin. Mais, ne nous laissons pas griser (…) par ces noms charmeurs ; même si apprécié par beaucoup, ce breuvage ne remplacera jamais l’eau, qu’elle soit issue de nos puits ou du robinet de la cuisine.

Un patrimoine digne d’intérêt
Lorsque vous parcourrez nos hameaux et nos campagnes, regardez attentivement ce petit patrimoine bâti que constituent ces quelques puits rescapés. Ils ont été pendant des siècles un élément vital de la vie en milieu rural comme en milieu urbain. Certains étaient plus fonctionnels, mais tous ont un caractère esthétique indéniable comme vous pouvez en juger par ces quelques photos les immortalisant. Prenons-en soin.

Les puits de Cheverny et Cour-Cheverny

Les puits de Cheverny et Cour-Cheverny

Les puits de Cheverny et Cour-Cheverny




Michel Bourgeois

La Grenouille n°60 - juillet 2023

Un tirant qui nous veut du bien

Les tirants et le patrimoine local
Vous avez sans doute souvent remarqué ces croix métalliques en applique sur les façades de certains édifices anciens et qui font partie du paysage, mais qu’on rencontre aussi sur des constructions plus récentes.
Un tirant qui nous veut du bien - Cour-Cheverny

Il s’agit de la partie visible d’un dispositif qui permet de consolider une construction présentant des signes de fragilité, voire risquant un écroulement total ou partiel, en raison de pathologies liées à la structure du bâtiment ou/ et aux mouvements du sol de fondation. Mais il peut également être intégré dès l’origine de la construction. Dans l’architecture gothique, les tirants métalliques participaient à l’équilibre complexe des poussées de charpente dans les maçonneries, au même titre que les arcs-boutants.

Un peu de technique
Le tirant
D’une manière générale, le tirant est une pièce métallique qui travaille en traction, et retient des éléments solidaires de ses extrémités.
• En maçonnerie (1), c’est la pièce horizontale d’un ancrage : une forte tige ou un long fer plat placé entre deux murs, ou entre un mur et une pièce de charpente. On parle de tirants d’enserrement : « barres en aciers mises en place dans des forages débouchant de part et d’autre de l’ouvrage ».
• En terrassement ou en génie civil, le tirant d’ancrage est noyé dans le sol pour retenir un ouvrage comme par exemple un mur de soutènement ou un blindage provisoire. On parle alors de tirants d’ancrage passifs. Pour mémoire, citons également les tirants précontraints pour des ouvrages plus conséquents. Pour des tirants de grande longueur (ou lorsque la configuration de la construction impose d’assembler plusieurs éléments), on peut assembler deux éléments par soudure, par des pièces boulonnées, ou par des manchons vissés ou des tendeurs (ou ridoirs), qui permettent par ailleurs de mettre en tension le tirant.

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• En charpente, le tirant est une pièce métallique « qui remplace l’entrait pour retenir les arbalétriers d’une ferme ». Citons également le cas des tirants de cheminée, nombreux sur les toits de nos villages, qui sont là pour reprendre les effets du vent : ces pièces métalliques ont alors une fonction de « tirant-buton », car elles peuvent travailler en traction ou en compression.

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La loge des Ruaux à Cheverny, avant et après la pose de tirants lors de sa restauration en 2018.

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Un tirant qui nous veut du bien - Cour-Cheverny
Citons également le cas des tirants de cheminée, nombreux sur les toits de nos villages, qui sont là pour reprendre les effets du vent : ces pièces métalliques ont alors une fonction de « tirant-buton », car elles peuvent travailler en traction ou en compression.

L’ancre (ou ancre de chaînage)
Les ancres sont des pièces métalliques qui, une fois passées à travers l’œil ou la boucle de l’extrémité du tirant, empêchent le déplacement de la maçonnerie. Le terme technique est « plaque d’ancrage » ; ce peut être un simple élément droit métallique ou en croix (de type UPN), comme on en rencontre sur des parties peu visibles, par exemple sur des ponts en maçonnerie. Sur les bâtiments d’habitation ou sur les monuments, et dans un souci d’esthétisme, on utilise depuis très longtemps des « clés de tirants » ou « croix de chaînage architecturales » souvent issues d’un travail de ferronnerie. Précisons également que l’ancre doit avoir une taille suffisante pour s’appuyer sur plusieurs rangs de moellons, afin de garantir la solidité du dispositif.
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Les ancres de chaînage sur la mairie de Cheverny

Les tirants au secours d’une maison fissurée
Un tirant qui nous veut du bien - Cour-Cheverny
Tirants d'enserrement
Sur nos communes, depuis plusieurs années, plus de 200 maisons ont subi de gros dégâts dus aux mouvements des sols argileux (2), sous l’effet des périodes d’inondation et/ou de sécheresse et provoquant des fissures importantes et inquiétantes. La Grenouille a rencontré les propriétaires d’une de ces maisons qui ont récemment entrepris de consolider leur habitation en faisant procéder à la pose de 4 tirants par une entreprise spécialisée.

Une opération délicate…
L’opération ne présente pas de difficulté particulière pour une grange, mais s’avère beaucoup plus délicate pour une habitation… Le travail est relativement simple dans son principe mais plus compliqué dans sa mise en œuvre selon la nature du bâtiment à traiter… En effet, derrière les croix apparentes à l’extérieur, se cachent les tirants, qu’on essaie, autant que possible, de masquer en passant par exemple dans les faux plafonds, le long des poutres ou à l’intérieur des cloisons et doublages… Il faut donc procéder à quelques aménagements intérieurs…

Les propriétaires témoignent :
« Il a d’abord fallu percer les murs et les cloisons, ce qui a constitué une tâche compliquée en certains endroits car les murs allaient jusqu’à 95 cm d’épaisseur, la maison datant des années 1890 ; les tirants ont ensuite été enfilés par l’intérieur ou l’extérieur selon la configuration des lieux. La longueur de certains (plus de 8 m pour les tirants longitudinaux) a nécessité de les mettre en place à partir de la rue et leur poids (plus de 80 kg) a rendu la manœuvre délicate… La pose et le maintien des tirants, la fixation des croix (et le serrage des écrous sur une tige filetée de 25 mm…) ont permis de finaliser l’opération de consolidation, mais il a ensuite fallu agrafer les fissures provoquées par le mouvement des fondations en intérieur et en extérieur, reprendre localement les enduits et revêtements, et réparer les "dégâts" intérieurs causés par les travaux, refaire par endroits les faux plafonds, les plâtres, les peintures et procéder au nettoyage/dépoussiérage de la maison malgré tout le soin apporté par les opérateurs pour réaliser ces travaux ».
Mais comme nous l’ont déclaré les propriétaires « une fois le travail terminé, on dort mieux car on se sent enfin en sécurité, dans une maison moins fragile car renforcée efficacement… Nous n’avons plus peur qu’elle tombe sur la route… avec ses habitants ».

Une décision difficile à prendre...
L. P. : « Nous avions un problème de conscience. La reconnaissance de ces sinistres en catastrophe naturelle n’ayant toujours pas été établie par la commission interministérielle pour notre commune (3), mais les dégâts s’intensifiant d’année en année voire de mois en mois, il fallait prendre une "chère" décision…, en sachant que si nous entreprenions ces travaux, il serait fort probable que le coût serait entièrement à notre charge, quoiqu’il se passe par la suite. Nous dormions moins bien, pensions sans arrêt au problème, repoussions les invitations à héberger et tendions le dos quand les enfants ou les amis étaient présents ».
L’entrepreneur a bien briefé les propriétaires : les tirants ne remplacent pas les injections de résine dans les fondations, et s’ils permettent de maintenir la maison debout, ils n’empêchent pas l’apparition d’éventuelles nouvelles fissures, comme dans toutes les vieilles maisons. Mais au moins, les occupants ne sont plus en danger dans leur maison, et c’est l’essentiel.
L. P. : « L’injection de résine en fondation était une autre solution, plus coûteuse et que nous estimions plus bouleversante pour l’environnement extérieur et intérieur (notamment au niveau des sols) de la maison et pour nous, et aurait demandé une durée de travaux beaucoup plus longue ».

Consolidation de la maison, et de l’amitié…
L. P. : « Il n’a pas été toujours simple (pour nous, mais aussi pour les chats…) de rester vivre dans la maison pendant les travaux… Durant plusieurs semaines, il nous a fallu nous contenter du minimum, sans le poêle à bois et avec une circulation limitée entre les meubles bâchés et les gravats.... Merci aux amis qui nous ont provisoirement hébergés durant la journée le temps d’une petite sieste sur leur canapé, ou pour partager un bon repas. Le bon côté de cette "aventure" : des amitiés consolidées…».

P.L.

(1) Ouvrage composé de matériaux (pierres de taille, moellons, briques, etc.) unis par un liant (mortier, plâtre, ciment, etc.) – (Larousse), ou de pierres sèches, sans liant.
(2) Les argiles ont un comportement variable selon leur teneur en eau : leur volume augmente lorsqu’elles s’humidifient (gonflement) et diminue lorsqu’elles s’assèchent (retrait).
(3) Rappelons à ce sujet l’action du Collectif des maisons fissurées, créé localement pour défendre les intérêts des propriétaires de ces maisons sinistrées – La Grenouille n°38 - Janvier 2018.

Un tirant qui nous veut du bien - Cour-ChevernyBibliographie
• Principes d’analyse scientifique, ministère des Affaires culturelles, Imprimerie nationale –1972 – BnF.
• Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, par Eugène Viollet-le-Duc, 1854-1868 / Wikisource.
• Guide de la réhabilitation avec l’acier à l’usage des architectes et des ingénieurs - Pierre Engel - CTICM Editeur – 2010 – BnF. • Charpenterie métallique - Menuiserie en fer & Serrurerie, vol. 1 de l’Encyclopédie des travaux publics. J. Denfer - Gauthier-Villars, Paris, 1894 – BnF.
• A.-C. d’Aviler : Dictionnaire d’architecture civile et hydraulique et des arts qui en dépendent. C.- A. Jombert (Paris), 1755.
• Combien ça porte ? - Les tirants métalliques anciens : www.combiencaporte.blogspot.com
• Art du serrurier. Par Duhamel du Monceau - Saillan et Nyon-Desaint - Paris 1767 - BnF. CCTP type de DCE de réparation ou de renforcement des ouvrages en maçonnerie - version 1.1 du 19 juin 2008 : www.piles.setra. equipement.gouv.fr Tirants

La Grenouille n°50 – Janvier 2021